Luizard : «Nous sommes tombés dans le piège tendu par l’État islamique»
21 septembre 2014 | Par Thomas Cantaloube - Mediapart.fr
Alors que les bombardements aériens français ont débuté en Irak et que des dizaines de milliers de Kurdes syriens cherchent refuge en Turquie, le chercheur Pierre-Jean Luizard remet en perspective la récente histoire de l'Irak. Pour souligner les errements de la politique communautariste chiite-sunnite menée depuis 2003. Et pour déplorer l'absence de propositions politiques pouvant enrayer la surenchère guerrière.
Les Occidentaux, dont la France, et un certain nombre de pays arabes ont déclaré la guerre à l’État islamique, et entamé une campagne de bombardements aériens. L’État islamique, parfois appelé Daech, est devenu le nouvel épouvantail contre lequel tout le monde est sommé de se mobiliser : au nom de la lutte antiterroriste, au nom de la cruauté affichée par les djihadistes, au nom de la stabilité de la région…
Mais en intervenant de cette manière, et sans quasiment aucune préparation politique pour « l’après-Daech », ne se condamne-t-on pas à répéter les erreurs déjà commises dans le passé récent ? Pour nous éclairer sur ce baril de poudre qu’est devenu l’Irak, et pour remettre en perspective les événements de ces dernières semaines, nous avons interrogé Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de ce pays ainsi de que l’islam. (Pour un certain nombre de notions de base à propos de l’Irak, on peut se référer à l’onglet Prolonger.)
Pierre-Jean Luizard. © Reuters
Mediapart. Dans l’émergence et les victoires de l’État islamique en Irak, quelle est la part de la motivation religieuse et la part de revendication politique contre la gestion du gouvernement central ?
Pierre-Jean Luizard. Cette question renvoie à une différence entre politique et religion telle qu’elle s’est institutionnalisée en France depuis maintenant plus d’un siècle, mais qui n’est pas la même dans les pays musulmans et en particulier en Irak. L’islam dans les pays arabes du Moyen-Orient n’est pas une simple spiritualité, et la politique n’est pas, loin s’en faut, indépendante de la religion. La direction religieuse chiite a une longue tradition d’intervention dans les affaires politiques. Des oulémas (théologiens), des grands ayatollahs ont dirigé les mouvements de lutte contre la mainmise européenne sur les économies d’Iran et de l’empire ottoman, mais aussi contre les occupations durant de la Première Guerre mondiale : en 1914-1918, de grands ayatollahs se sont transformés en chefs de guerre. La révolution de 1920 contre le mandat britannique a été dirigée également par un grand ayatollah chiite.
On n’a pas la même histoire : l’histoire de l’islam n’est pas identique à l’histoire du catholicisme ou du protestantisme. L’islam en particulier a joué un rôle de mobilisation dans les luttes anticoloniales et cela a été particulièrement vrai en Irak. On a souvent cette vision réductrice et fausse de la religion et du politique, qui se manifeste dans la dichotomie que l’on fait faussement entre islam et islamisme.
Dans le dictionnaire, il est écrit « l’islamisme désigne l’islam politique ». Mais non ! Le mot « islamisme » a été utilisé il y a plusieurs siècles par Voltaire comme un synonyme d’islam. Puis c’est dans les années 1970 que Bruno Étienne et Gilles Kepel ont commencé à parler d’islamisme, pas pour cibler l’islam politique mais pour montrer qu’il y avait un processus de sécularisation de la religion et d’idéologisation de la religion. C’est-à-dire que l’islam devenait un langage politique et social. Cet islam qui ne serait pas politique n’existe que dans les désirs des puissances coloniales, notamment de la France, qui a toujours vu la religion comme quelque chose qu’il fallait contrôler, et qui a promu cette image d’un islam apolitique.
Il n’y a donc pas de séparation, en contexte chiite ou sunnite, entre religion et politique. D’autant moins que les systèmes politiques fondés par la Grande-Bretagne en 1920 et par les États-Unis en 2003 étaient assis sur un système communautaire à la libanaise, mais inavoué. Aux débuts de l’État irakien, on ne parle pas de chiites et de sunnites, mais une fois la défaite du mouvement chiite consommée en 1925, c’est bien un État sunnite qui s’est mis en place avec un certain nombre d’élites militaires issues des confréries soufies, et d’anciens fonctionnaires de l’Empire ottoman qui ont monopolisé le pouvoir et exclu les trois quarts de la population chiite et kurde.
En 2003, les Américains ont pris les exclus de l’ancien système et c’est ce tandem chiito-kurde qui s’effondre aujourd’hui.
C’est ce contexte historique communautaire et communautariste qui est aujourd’hui au cœur des enjeux. C’est religieux ET politique. L’identité religieuse est une appartenance qui, en Irak aujourd’hui, est devenue hélas la plus importante. Beaucoup de mes amis qui étaient des militants de la gauche laïque, communiste ou baasiste, avaient oublié qu’ils étaient sunnites ou chiites. Désormais, ils ne peuvent plus ignorer une appartenance à laquelle le système politique en place les a assignés.
Est-ce que ce système de quotas communautaires non avoués, instauré par les Américains, n’est pas la faille originelle qui aboutit à la situation actuelle ?
Le premier État irakien a été construit contre la société irakienne, y compris contre les Arabes sunnites qui, à la fin du régime de Saddam Hussein, ont été à leur tour soumis à la répression. Mais si les grandes puissances avaient laissé les Irakiens livrés à eux-mêmes, ce système se serait effondré à la fin des années 1970. Il y avait à l’époque une guerre civile larvée entre le parti Baas et le mouvement religieux chiite, avec les Kurdes et avec le parti communiste irakien. Ce système confessionnel a été sauvé par la fuite en avant de Saddam Hussein et de sa guerre contre l’Iran. Il a exporté hors des frontières une lutte qui était intérieure.
En 2003, les Américains se sont retrouvés face aux mêmes enjeux que les Britanniques en 1920. Dans la société irakienne, dans le contexte d’une occupation étrangère, on ne peut pas s’adresser aux électeurs sur des bases citoyennes. Il y a des réflexes primaires, claniques, tribaux, locaux et communautaires, qui l’emportent. Les Américains n’ont pas sciemment tenté de reconstruire l’Irak sur des bases confessionnelles, mais c’est la réalité qui s’est imposée à eux dans un contexte d’occupation. Ils auraient très bien pu essayer de ressusciter un leadership sunnite, mais le traumatisme de la chute de Saddam Hussein pour ces derniers a fait que les Américains ont été contraints de s’adresser à l’opposition.
Ils ont mis en place ce système des quotas, avec un président kurde et deux vice-présidents sunnite et chiite, un chef de gouvernement chiite et deux vice-chefs de gouvernement kurde et sunnite, un chef du parlement sunnite et deux vice-présidents chiite et kurde, et ainsi de suite dans tous les ministères…
Un système à la libanaise
Les choses sont ainsi divisées à l’infini pour tenter de représenter les trois communautés. Mais à la différence de 1920, le paradoxe est qu’il est plus facile pour une puissance d’occupation étrangère de diriger le pays à travers une minorité qu’à travers une majorité. Le système politique fondé par les Britanniques a tenu 80 ans, même s’il était en fin de course, alors que le système fondé par les Américains a mis moins de dix ans à s’effondrer.
Le vice de ce système, c’est qu’il y a toujours des exclus. Quand Laurent Fabius dit : « Il faudrait que le gouvernement irakien ait une politique inclusive », il ne se réfère pas à la réalité du système politique en place aujourd’hui, dans la mesure où les bases communautaires condamnent les différents acteurs à avoir la place de leur poids démographique.
C’est en raison de cette confusion entre majorité démocratique et majorité démographique qu’on a abouti au sentiment justifié des Arabes sunnites de perte de leur « irakité ». Traditionnellement, les chiites en Irak, où ils sont majoritaires, sont beaucoup plus attachés aux idéologies qu’on appelle « irakistes », par contraste avec les idéologies nationalistes arabes (qui font des chiites une minorité dans un monde arabe sunnite).
Mais dans le système actuel, les Arabes sunnites n’ont pas d’autre perspective que de demeurer une minorité sans ressource et sans pouvoir. Ils se détournent aujourd’hui de l’État irakien pour regarder vers leurs frères en arabité et en islam, de l’autre côté de la frontière, en Syrie, avec lesquels ils sont souvent liés tribalement et familialement. Cette frontière est totalement artificielle. D’ailleurs, une des premières actions de l’État islamique après l’effacement de la frontière dite « Sykes-Picot », a été d’établir une province à cheval sur la Syrie et l’Irak.
Le système que les Américains ont légué aux Irakiens est un système à la libanaise, même si rien n’est dit de ce genre dans la Constitution. Les tentatives de sortir du confessionnalisme, qui avaient recueilli la majorité des suffrages des Irakiens lors de la dernière élection, notamment le parti de l’État de droit de Nouri al-Maliki et al-Iraqiya de Iyad Allawi, n’ont pas fonctionné. Les sunnites sont sortis de leur boycott et ont voté massivement pour al-Iraqiya, qui est devenu une liste sunnite. Et Nouri al-Maliki a regagné le giron de la maison commune chiite. Donc c’est bien un système communautariste et confessionnaliste qui échoue aujourd’hui et qui explique l’effondrement de l’État irakien.
Barack Obama reçoit Nouri al-Maliki en juillet 2009. © Pete Souza/Maison-Blanche
Vous dites que Maliki voulait sortir de ce système confessionnaliste, et pourtant c’est à lui que l’on fait porter le chapeau de l’effondrement.
C’est vrai qu’on l’accuse de tous les maux, d’autoritarisme et de sectarisme. Mais Maliki ou un autre, cela aurait été la même chose. Ce ne sont pas les hommes qui sont importants. Maliki s’est fait élire à la tête du parti de l’État de droit, ce qui veut bien dire ce que ça veut dire, sur la promesse de la fin des quotas et de la fin du confessionnalisme qui a causé tant de morts, notamment durant la guerre civile de 2005 à 2008.
Mais dans le contexte des institutions actuelles, votées sous un régime d’occupation étrangère, la classe politique a été élue et renouvelée sous ce régime. Dans un tel système, les élus ne sont pas libres. S’ils veulent garder leur poste, ils doivent obligatoirement satisfaire un certain nombre de réseaux clientélistes qui les ramènent à des solidarités locales. Dans ce système, tout ce qui est donné à d’autres, en termes de financement ou d’infrastructures par exemple, est perçu comme étant en moins pour soi. Si Maliki n’a pas répondu aux attentes majoritaires de la population, c’est très largement à cause des institutions. Voulant conserver le pouvoir, et ne pouvant pas compter sur les sunnites, il a dû revenir dans le bercail des partis religieux chiites.
Les sunnites, eux, se souviennent qu’ils ont eu le monopole de l’État depuis toujours et qu’ils sont majoritaires au-delà des frontières de l’Irak. Si la seule solution qu’on leur propose est de rester une minorité sans ressource ni pouvoir, l’État islamique leur apparaît comme une meilleure solution.
Comment expliquer la rapidité avec laquelle l’État islamique a émergé ?
Les Arabes sunnites d’Irak ont tenté d’utiliser les printemps arabes et, par mimétisme, de faire valoir leur volonté de réforme. Il y a eu l’illusion parmi de nombreux Arabes sunnites qu’ils pouvaient trouver leur place dans ce système moyennant un certain nombre de réformes qu’ils ont demandées à Maliki, sans voir que celui-ci était coincé par sa base électorale et qu'il ne pouvait pas les satisfaire.
Il y a eu un mouvement de protestation pacifique au début, avec des sit-in, et les djihadistes n’ont connu leur essor rapide qu'à partir du moment où la force armée a été massivement employée. D’abord contre Falloujah (tombée aux mains de l’État islamiste en janvier 2014), et ensuite contre ces mouvements protestataires pacifiques, avec l’utilisation de méthodes dignes du gouvernement syrien de Bachar el-Assad avec bombardements de quartiers d’habitations, d’hôpitaux…
Fort de la faiblesse de ses adversaires
À partir de ce moment-là, il y a eu un renversement de tendance. Les leaders locaux, qui sont ceux qui comptent, les chefs de tribu, de clan et de quartier, ont réalisé que leur tentative d’intégration était un échec. Le seul protagoniste qui leur faisait une offre politique, d’autant plus alléchante qu’il proposait de leur donner le pouvoir local, était l’État islamique. Du coup, il l’a emporté très rapidement.
L’État islamique a expérimenté à Falloujah un nouveau mode de domination sur les villes, à savoir de remettre le pouvoir entre les mains des acteurs locaux. À Falloujah ou à Mossoul, les djihadistes n’ont occupé la ville que quelques jours, avant de remettre le pouvoir à des milices locales dépendant de chefs de quartier, moyennant un certain nombre de conditions d’allégeance envers l’État islamique. Les miliciens de l’État islamique sont en dehors de ces villes.
Il est vrai aussi que l’armée irakienne s’était comportée, notamment à Mossoul, comme une armée d’occupation. Cela explique que l’arrivée des djihadistes ait été considérée comme une libération pour beaucoup de gens, même si certains ont préféré fuir. À cela il faut ajouter la duplicité des dirigeants kurdes, qui n’ont pas toujours été ce rempart contre les djihadistes que l’on veut faire valoir aujourd’hui.
Je le sais de source sûre : il y a bien eu un marché entre les Kurdes et l’État islamique qui prévoyait le partage des territoires conquis sur l’armée irakienne, les Kurdes s’octroyant une partie des territoires disputés et Kirkouk, et les djihadistes ayant Mossoul et d’autres territoires. À partir de juillet, au moment où l’avancée des djihadistes vers Bagdad a été arrêtée par les milices chiites et l'armée, les djihadistes ont rendu les Kurdes responsables de l’échec de leur plan commun de prendre Bagdad en tenaille, et l’accord a été dénoncé. Il y a eu une convergence d’intérêts manifeste avant que les deux protagonistes n’en viennent à se combattre.
Images de l'exécution de soldats de l'armée irakienne par l'État islamique
L’État islamique n’est pas une entité monolithique. Jusqu’à quand peut-il tenir ?
Il y a une trentaine de milliers de combattants irakiens, arabes et étrangers non arabes. En Irak, cela regroupe l’immense majorité du spectre salafiste, mais aussi de la branche irakienne d’Al Quaïda. Il n’y a pas en Irak de dichotomie comme en Syrie entre Jabhat al-Nosra et l’État islamique. Il y a ensuite une alliance avec d’autres groupes irakiens très différents.
La base militaire la plus importante est celle des tribus et, pour les villes, des chefs de quartier et de clan. Et puis il y aussi l’ex-leadership militaire de l’ère Saddam Hussein, qui avait déjà commencé à l’époque de la guerre Iran-Irak sa conversion vers un islam militant, par haine de l’Iran et des chiites. Même si l'on se souvient que dans sa jeunesse il avait fait profession de foi laïque, Saddam Hussein n’a pas été le dernier à utiliser la rhétorique sunnite et islamique de façon croissante contre ses ennemis chiites.
Tous ces groupes-là ont des intérêts qui, aujourd’hui, convergent, parce qu’on est dans un contexte d’effondrement de l’État. Finalement, l’État islamique est surtout fort de la faiblesse de ses adversaires. Toute sa rhétorique transfrontalière et transnationale qui, au début, paraissait chimérique, considérant qu’elle incluait d’anciens dirigeants de l'armée irakienne, a pris corps. Cette alliance est indéfectible tant qu’il n’y aura pas en face des propositions politiques qui pourront dissocier les Arabes sunnites. On ne leur fera pas une seconde fois le coup des conseils Sahwa (des miliciens sunnites payés et armés par les Américains pour combattre Al Qaïda dans la province d’Anbar à partir de 2007).
Il y a un an, l’État islamique était un groupuscule. Il a réussi sa progression fulgurante grâce à l’effondrement des institutions locales, et grâce au fait qu’il a établi avec des alliés locaux une alliance indéfectible. Mais aussi parce qu’en face, il n’y a aucune autre proposition. C’est la très grande faiblesse de la conférence internationale qui a eu lieu à Paris début septembre 2014 : elle ne propose qu’un volet militaire, incomplet parce que sans troupes au sol, et sans aucun volet de proposition aux Arabes sunnites. Il faudrait offrir quelque chose à destination de toute la population qui se sent exclue aujourd’hui, qu'elle trouve un intérêt à se dissocier des djihadistes. Mais jusqu’à présent, hormis quelques accrocs avec certaines tribus, plus en Syrie qu’en Irak d’ailleurs, il y a une forte unité. On a vu au mois de juillet un très grand rassemblement à Mossoul de tous les dirigeants locaux de la ville : ils se sont jurés fidélité sur un certain nombre de principes, dont celui de ne jamais autoriser le retour de la police ou de l’armée irakiennes dans la ville.
Qu’est-ce que l'on sait du soutien des populations à l’État islamique dans les zones qu’il contrôle ?
C’est une zone qu’il est pratiquement impossible de pénétrer. Par exemple, au lendemain de l’occupation de Mossoul par les miliciens de l’État islamique, entre le quart et le tiers de la population est parti. Ceux qui sont restés étaient dans l’attentisme. Mais les djihadistes ont appliqué en Irak la politique déjà pratiquée en Syrie (à Racca et à Deir ez-Zor), c’est-à-dire assurer un certain nombre de services publics que l’État irakien avait abandonnés.
Aujourd’hui, les marchés sont totalement approvisionnés, il n’y a plus de pénuries, qui étaient parfois organisées par le gouvernement irakien pour punir telle ou telle population. Le racket a totalement disparu. Circuler dans Mossoul est extrêmement facile alors qu’avant il y avait partout des check-points de l’armée irakienne, qui se conduisait comme une armée d’occupation. Il y a eu des exécutions publiques d’anciens agents qui avaient pratiqué la politique de racket et de pénurie.
L’État islamique a compris qu’il devait rendre le pouvoir à des acteurs locaux et qu’il devait assurer les services publics minimaux, et être sans concession par rapport à la corruption. Les prix ont baissé d’une façon incroyable sur les marchés de Mossoul.
La stratégie de terreur de l’État islamique
Il y a évidemment un revers de la médaille aux conditions du retrait des djihadistes de la ville : les populations ne doivent utiliser que les emblèmes de l’État islamique, il y a des ordres vestimentaires stricts, et il y a une répression sans pitié pour les adversaires de l’État islamique. Mais on ne connaît pas très bien la vérité, car il y a un parti pris de l’État islamique de jouer sur une communication de la terreur.
Cette terreur existe certainement, mais on ne sait pas si tout ce que l’on reproche à l’État islamique est vrai, ou si c’est une façon de maintenir une emprise sur des populations hésitantes. Il y a par exemple eu la rumeur que l’État islamique avait ordonné l’excision des femmes : c’était faux.
Pourquoi cette stratégie de communication de la terreur ?
Il y a une stratégie consciente et délibérée de la part de l’État islamique à travers cette succession d'exécutions par décapitation, très largement médiatisées. Il s’agit de traumatiser les opinions occidentales qu’ils connaissent bien, car un nombre important de combattants sont originaires de nos pays, sachant que cela obligerait nos dirigeants politiques à faire ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire déclarer la guerre à l’État islamique sous le coup de l’émotion et du choc des images. Sans même prendre le temps de développer une stratégie politique pour accompagner une stratégie militaire, dont le couplage est seul capable de vaincre l’État islamique.
Nous sommes tombés dans le piège puisque l’État islamique apparaît aujourd’hui aux yeux des autres djihadistes comme le principal groupe : la prétention califale d’Abou Bakr al-Baghdadi prend toute sa dimension dans le fait qu’il est à la pointe du combat contre « les croisés ». J’en veux pour preuve ses appels à ne plus se combattre entre djihadistes de différentes obédiences et à venir apporter leur aide à l’État islamique.
On sait aussi que le début des frappes aériennes a correspondu à un soutien accru au Moyen-Orient, et au-delà, à l’État islamique, en argent et en afflux de combattants. C’est avéré à la frontière turque où le nombre de personnes essayant de s’infiltrer a été multiplié par dix depuis le début des frappes américaines. Sur le plan local, il s’agit de mener une politique « main de velours dans un gant de fer », c’est-à-dire à la fois services publics minimaux et politique de la terreur, qui dissuade les éventuels rebelles à l'autorité de l’État islamique de se manifester.
Des peshmergas observent le résultat d'une frappe aérienne américaine avec le drapeau kurde dans leur dos © Azad Lashkari/Reuters
Est-ce qu’on n'est pas en train de créer une future poudrière en armant les combattants kurdes, sachant que les dirigeants kurdes souhaitent un État indépendant ?
C’est le dilemme actuel des dirigeants occidentaux : il y a une urgence à contrer l’avancée fulgurante de l’État islamique et, dans ce contexte, les deux seules forces disponibles sont les peshmergas d’un côté et l'armée irakienne de l’autre. Or le problème vient du fait que ces deux forces ont été les premiers fossoyeurs de l’unité irakienne et les premières qui ont contribué à créer la dissidence des Arabes sunnites.
On imagine mal les Kurdes, obsédés par le Grand Kurdistan, rentrer gentiment dans leurs trois provinces après avoir récupéré un certain nombre de territoires disputés. Ailleurs, les villes qui ont été reprises par l’armée irakienne ne l’ont été que parce que c’étaient des villes qui n’étaient pas peuplées majoritairement par des sunnites, mais qui étaient soit turkmènes-chiites soit kurdes-chiites.
On voit bien le cercle vicieux quand Fabius dit : « Nous voulons venir en aide à l’Irak Mais quel Irak, sachant qu’il n’y a plus d’État irakien et qu’un certain nombre de gens ne se sentent plus irakiens ? Les Kurdes vont vouloir être payés de retour pour le « service » qu’ils ont rendu aux pays occidentaux. Et ce retour ne peut être qu’une reconnaissance de leur indépendance et de leur annexion de territoires disputés. Du point de vue du gouvernement de Bagdad, on parle de venir en aide aux peshmergas comme si l'on avait pris acte du fait qu’ils n’étaient plus irakiens.
On est dans un cercle vicieux où, quoi qu’on fasse, on est entraîné dans la spirale communautaire et confessionnelle. Je crains que ce plan n’ait été celui de l’État islamique : nous entraîner dans une lutte confessionnelle où nous n’avons rien à faire, pour nous faire apparaître comme les ennemis de l’islam sunnite.
Pensez-vous que le nouveau gouvernement irakien qui a succédé à Maliki puisse faire des propositions politiques et tendre la main à certaines composantes de l’État islamique ?
Non, je crois qu’on ne leur fera pas une seconde fois le coup des conseils de Sahwa. S’il s’agit de pratiquer les politiques des Américains à partir de 2005, à savoir appâter des tribus sunnites avec de l'argent et de l’armement, alors l’État islamique nous bat, et il bat surtout les chiites. Il dispose d’un capital financier illimité. Encore une fois, le problème est politique. Il y a un processus de confessionnalisation des sunnites, qui est tout à fait nouveau, qui fait que les retournements tribaux sont beaucoup plus difficiles. Il y a désormais une conscience politique sunnite qui a émergé et qui explique qu’il y ait très peu de retournements : les enjeux sont toujours locaux, mais ils sont directement liés à des enjeux transnationaux.
Il y a un an, les Arabes sunnites d’Irak ne considéraient pas la frontière syro-irakienne comme devant être effacée, alors qu’aujourd’hui le discours transnational de l’État islamique rencontre un immense écho auprès d’une population qui ne veut pas avoir l’avenir qu’on lui promet dans le cadres des institutions irakiennes.
L’État irakien ne peut pas se réformer parce qu’il est bâti sur des bases confessionnelles et que chaque politicien est prisonnier d’une base électorale locale, régionale et confessionnelle et il ne veut pas perdre son mandat. On nous a dit que Maliki était parti, mais on l’a récemment vu siéger derrière son successeur Haïder al-Abadi lorsqu’il a reçu des ministres européens et arabes. On se demande ce qu’il faisait là. Al-Abadi apparaît comme un clone, non pas tant de Maliki que d’un système politique qui ne peut pas se réformer.
Ce qu’il aurait fallu faire lors d’une conférence internationale, c’est coupler l’action sur le terrain, qui ne devrait pas se limiter à des frappes aériennes, mais devrait inclure des actions au sol qui ne peuvent pas être le fait de l’armée irakienne et des Kurdes qui sont les protagonistes de la crise, à des solutions politiques. Il faudrait que ce soient des troupes onusiennes qui interviennent, afin de créer les conditions propices à une vaste consultation de la population sous l’égide de l’ONU avec des questions comme celles que les Irakiens se sont déjà vu poser lors d’un référendum en 1918 : « Dans quel État voulez-vous vivre ? Voulez-vous vivre dans l’État irakien et avec quelle frontière ? Et sinon, quel entité souhaitez-vous rejoindre ? » Et contrairement à ce qui a été fait en 1918, il faut que la communauté internationale s’engage à respecter ce choix.
Il y a un choix auquel on n’échappera pas, c’est l’indépendance du Kurdistan. Mais si les arabes sunnites tournent le dos à l’Irak et disent : «Nous voulons l’union avec nos frères de la vallée de l’Euphrate en Syrie », il faudra respecter leur choix. Si les États de la région ont aussi facilement accueilli des régimes autoritaires, et pendant aussi longtemps – en Irak, en Libye, en Syrie… – c’est aussi parce qu’il s’agissait de créations coloniales artificielles qui ont séparé des populations, et qui ont surtout manifesté la trahison, par les alliés, des promesses qu’ils avaient faites aux Arabes d’un royaume unifié.
URL source: http://www.mediapart.fr/journal/international/210914/luizard-nous-sommes-tombes-dans-le-piege-tendu-par-l-etat-islamique